De jour en jour, elle s’émerveillait de la beauté des oeuvres de la vie, des odeurs des pins et des couleurs du matin, de l’insouciance des bestioles, de son corps qui roulait comme un train tranquille, de la communion des humains au-delà de leurs différences sociales.
Le chemin, voyez-vous, est un peu comme l’école de Jules Ferry : tout le monde est habillé de son uniforme de travail qui ressemble à celui du voisin comme deux tiges de fleurs. Tous à la même enseigne : grosses chaussures qui allongent les pieds (toujours prendre une taille au-dessus de votre pointure), t-shirt inélégant pour la plupart, ce qui permet d’éviter les frottements du sac à dos sur les épaules (Miette avait la chance de ne pas souffrir de ces frottements, ce qui lui permettait d’arborer le débardeur à bretelle bien plus seyant)(important), sac-à-dos costaud et aux couleurs arbitraires (Miette avait eu la chance inespérée bien que recherchée de trouver un sac à sa taille et d’une couleur qui lui plaisait vraiment, chose assez rare dans sa vie), couvre-chef de tous poils (elle avait opté pour le foulard triple emploi), le tout agrémenté d’attributs plus ou moins faits de bric et de broc en fonction des besoins de survie de chacun : Miette s’était fabriqué des rallonges de poignées de sac-à-dos en ficelle bleu électrique ramassée près d’un champ, d’autres portaient des genouillères, des bandes anti-inflammatoires, des bandeaux sur le front, des chechs qui pendent pour arrêter les rayons piquants du soleil ou parce qu’ils ne rentrent pas dans le sac…
Il y avait ceux qui avaient dévalisé les magasins de rando et ceux qui avaient fouillé tous leurs fonds de placard ; ceux dont la grâce naturelle rendait n’importe quel chiffon seyant et ceux qui ployaient sous le poids de leur sac et la timidité de leur corps ; les sportifs de nature et les chats de canapé squattant des corps d’humains ; les souriants et les soufflants ; les bavards et les silencieux ; les blagueurs et les sérieux.
Mais de statut social il n’y avait pas.
Pas de secrétaire, pas de chef de projet, pas de prof, pas de factotum, pas de directeur d’université, pas de banquier, pas d’éducatrice spécialisée, pas de potière, pas d’agriculteur, pas d’assureur, pas de notaire, pas de PDG, pas d’assistante maternelle, pas d’infirmière ni de chirurgien, ni de chirgurgienne ni d’infirmier, pas d’employé de mairie, pas d’entrepreneur indépendant ni de dirigeante de PME, pas de manager, pas de musicienne, pas d’ingénieur, pas de technicien, pas de coach sportif en maison de retraite ni d’animateur en centre de loisirs rural. Pas non plus de femme au foyer. Ni d’étudiant. Ni de consultante HQSE.
Il n’y avait que des gens.
Sympas.
En quête de quelque chose qu’ils nommaient ou ne nommaient pas, parfois ne voyaient même pas mais qu’importe, il faut bien commencer son chemin quelque part.
Et ces gens se croisaient, se dépassaient, se retrouvaient, s’attendaient parfois. Ils partageaient des moments, des repas, des secrets de leur passé et de leur présent, dirigés vers un avenir plus plein, plus épanoui, plus conscient.
Un avenir plus vrai.
Qu’est-ce que c’était que cette ligne sinueuse qui parcourait la campagne et délimitait un espace mouvant de maturation de l’avenir, une réserve de potentiel bonifié ? Un espace où on venait pour se décrocher des injonctions du monde du profit et modeler son accroche au monde du vivant ? C’était comme un rendez-vous secret qui appelait certaines âmes à venir travailler une matière invisible, intemporelle, incroyable.
Celle de l’éclosion de l’être.
Quand elle arriva à Conques, elle fut surprise de trouver ce petit village plein de vie au milieu de la montagne. Elle avait eu peur d’être déçue car on l’avait prévenue que la descente sur Conques était magique. Ce qui l’émerveilla fut la découverte d’un trésor digne des rois au milieu de cet écrin de nature le rendant invisible avant l’instant de l’arrivée, un trésor fait de bâtiments vieux et beaux, une vie intense et des joyaux dans tous les coins.
Ce fut sa première rencontre avec la souplesse de la matière.
A Conques, on pouvait déjà se demander si on était toujours bien arrimé au monde à trois dimensions. Le village apparaissait comme un pop-up sur un écran d’ordinateur, recouvrant le monde d’où l’on venait, vous retenant entre ses murs hermétiques, vous forçant à l’explorer avant de ne pouvoir en sortir. On n’y était pas prisonnier, oh non, mais on se sentait en zone close, préservée d’on ne sait quoi, peut-être un peu comme si on était entré dans un livre. Un monde pas tout à fait réel. Un monde qui paraissait tangible tant qu’on était dedans mais qui ne l’était peut-être pas tant que ça pour ceux qui restaient dehors.
Un monde après lequel on n’était plus tout à fait la même personne.
Un monde qui initiait à quelque chose d’invisible, sans demander la permission mais sans faire mal.
Un portail sous lequel il ne fallait pas passer si on ne voulait pas fricotter avec le mystérieux.
Comme dans presque tous les endroits où elle passait, elle rata donc 90% de la richesse du site pour cause de coucher tôt, richesse qui l’invitait pourtant à une visite de la cathédrale et de ses magiques vitraux de Soulages qui transforment l’espace sous la lumière du couchant. Soulages dont elle gardait pourtant le souvenir marquant d’une exposition, deux décennies auparavant. Soulages dont les grandes peintures noires lui avaient pourtant ouvert les yeux sur la présence invisible des choses qui ne se nomment pas. Pourtant.
La peur de la fatigue parlait plus fort que le désir de voir le beau et le grandiose, et Miette était encore à une bonne dizaine d’années du moment où elle découvrirait qu’elle était pleine de peurs. Alors elle alla se coucher, à peine triste parce qu’elle anticipait déjà le plaisir de chausser ses botasses à l’aube.
Marcher, c’était ça qui comptait pour le moment, et elle comptait bien en profiter.
Un peu plus loin à Estaing, elle raterait aussi les belles animations de la Fête de la Lumière pour aller se coucher avec les poules : plutôt marcher demain et rencontrer son intérieur que profiter ce soir de ce qui existait à l’extérieur.
Ce chemin sien était un chemin tourné vers l’avenir et introspectif comme on en fait peu. C’était probablement un peu nombriliste et hermétique mais ce n’était pas le moment de lui dire. Elle en avait encore pour 2500 bornes d’introspection à mâcher, fallait pas lui pourrir son cheminement.
Et pour être très honnête, c’est peut-être ça qui lui a permis d’entrer dans l’hermétisme de l’alchimie quelques années plus tard.
Faut juste pas être pressé. Mais ça, tous les grands sages de ce monde le savent.
Et moi qui ne suis pas de ce monde, je suis particulièrement sage. Donc pas pressée. Donc souvent mutique.
C’est pourquoi j’écris parfois des livres.