Allez, je vous raconte quand-même la catastrophe.

C’est marrant, elle n’a pas vraiment envie de prendre forme. Pas parce qu’elle n’est pas à mon honneur, mais parce qu’elle ne me paraît plus très intéressante. Ces moments de détresse sont des passages d’un stade à un autre, et ce qui compte c’est le pallier sur lequel on arrive, pas tellement le déchirement musculaire qu’on s’est fait en grimpant dessus.
Peut-être une fausse excuse, vous me direz…
Mais ça me permet aussi d’excuser le style qui n’est pas très fluide…
Marrant comme j’ai tendance à ne pas retenir les moments difficiles.

J’ai fouillé hier soir dans mon guide du chemin pour trouver le nom de la ville où avait eu lieu la catastrophe. Je ne l’ai pas trouvée. Encore une fois, je me dis que je mélange peut-être tous les souvenirs. Les deux moments que je vais mentionner ici n’ont pas dû avoir lieu le même jour. Mais ce n’est pas grave, ça me plaît. Ca fait très pacte autobiographique, ça fait « auteur ».

Je mélange un peu les rêves aussi, et les interprétations. Ca fait artiste.

Je vais raconter comme je m’en souviens, ce n’est peut-être pas la réalité du passé, mais le passé n’existant plus, autorisons-nous à raconter la réalité du présent vis-à-vis du passé. (que pensez-vous de ce superbe pacte autobiographique?)

Donc après Grañon et son miracle surdimensionné, j’étais bizarre. Pas tout à fait revenue de mon état second, et au gré de mes retrouvailles avec des congénères de ce soir-là je constatais que j’avais fait grand effet . Mais ça restait peu réel, ça restait dans le domaine des rêves et des désirs inaccessibles. Comme si je vivais dans mon imagination.
Le reste de mon corps, lui, était bien dans le réel de la matière, avec son porte-monnaie vide et son incapacité à claquer des doigts pour faire tomber des sous dans la marmite. Pourquoi avais-je réussi à réaliser mon rêve narcissique et je n’arrivais pas à réaliser mon besoin de base et bien peu original, celui de gagner sa croûte ?

Je marchais, complètement déprimée, écartelée entre mon succès magique et le constat que briller comme une étoile ne remplit pas une soupière. Chose que je savais déjà un peu, mais là c’était tellement flagrant que ça en devenait particulièrement déprimant.
Etre, simplement être, ne suffisait pas pour exister dans le monde des hommes. Quel constat tragique. Moi qui gardais ça en point de mire depuis le début… Quel constat d’échec, quelle ruine de mon postulat de départ et de toute le sens que je bâtissais autour de ce pèlerinage vers moi-même.

Vous allez me dire, une hola d’un soir ça ne fait pas une carrière, c’est normal, pour qui je me prends, et il aurait sans doute simplement fallu continuer à poser des actes, continuer à chanter AVEC les gens, pas toute seule dans l’aube naissante avec personne autour.
Mais je n’avais posé aucun acte à Grañon, j’avais simplement laissé couler la vie en moi. Et puis je ne voyais vraiment pas de quoi la carrière aurait été censée être constituée… Un truc en rapport avec la voix, ok… Mais quoi ?

Bref, je me confrontais à ce que je connais fort bien en théorie : nous appartenons autant à l’espace-temps du monde physique, qui nécessite de donner des formes précises aux choses, qu’à l’infini de l’esprit qui peut tout tant qu’il ne vient pas se confronter à la matière, justement…

Mon esprit pouvait tout, mais il n’avait toujours pas envie de se confronter à la matière.

Alors la matière est venue à lui.

Un jour où ma situation financière continuait de s’enfoncer passivement dans le cul de l’autruche, j’avais finalement identifié une auberge pas chère dans la ville de ???. J’avais cru que toutes les auberges de cette ville étaient chères, mais finalement l’auberge municipale, à la relecture du guide, s’était déclarée ne pas l’être.

Cette petite ville (ou ce gros village) était en grande fête : un événement sportif avait lieu ce jour-là et c’était ambiance musique, merguez, fanions et athlètes transpirants, se battant pour leur propre succès.
Moi j’arrivais là-dedans toute pouilleuse, la queue entre les jambes, fatiguée et pas du tout en train de me battre pour mon succès mais plutôt le regardant dériver tranquillement sans même essayer de le rattraper.
Les sportifs m’agaçaient avec leur motivation et leur engagement dans ce qu’ils faisaient.

Je suis allée à l’auberge, il y avait la queue pour s’inscrire alors j’ai fait la queue au milieu des pèlerins heureux et contents de l’ambiance festive de la ville.
Je crois me souvenir que j’ai entendu une hospitalière demander son paiement à la personne devant moi. Que le chiffre que j’ai entendu était beaucoup plus cher que ce que j’avais prévu. Que j’ai fait comme si je ne l’avais pas entendu, pensant certainement que ne pas donner leur place aux choses les efface de la réalité. Je faisais un peu comme le gamin qui se cache en mettant les mains sur ses yeux. Hop je ne regarde pas c’est pas là ! Qu’est-ce qu’on rigole.

Je me suis donc inscrite à l’auberge, soulagée que ce que j’avais entendu de fût pas réel. En Espagne, ça ne rigole pas, les inscriptions dans les auberges : crédentiale et carte d’identité obligatoire. On est inscrit sur la ligne n°x du jour, il ne s’agit pas de faire n’importe quoi.

Donc je donne ma carte d’identité, la dame recopie mon nom à rallonge tarabiscoté avec soin, puis elle me demande les 12€. 12€ ??? 😳 Ca coûte 12€ ? Mais c’était marqué 5 dans le bouquin !
Ben non c’était douze euros, comme dans le cauchemar que j’avais mis à la poubelle cinq minutes plus tôt. A croire que ce n’était en fait pas un cauchemar… J’aurais pu y penser, remarquez, car de fait j’étais réveillée et debout dans une file d’attente en plein jour, ce qui n’est pas la contexte le plus opérationnel pour élaborer un cauchemar. En théorie, je n’aurais pas dû le confondre avec un cauchemar. En théorie.

En pratique, ma tête l’avait rangé dans la catégorie mauvais rêve. Sachant que mon esprit continuait à vivre dans le rêve du miracle, ça suit certainement une certaine logique…

Je me suis sentie comme une merde. Merde sociale qui n’était pas foutue de dépenser 12€ pour un lit, une douche et un bout de gazinière, merde commerciale qui n’était pas foutue de garnir son porte-monnaie, merde immature qui avait cru pouvoir modifier la réalité en fermant les oreilles dessus, merde voyageuse qui ne savait pas lire un guide de voyage, merde ridicule qui avait réussi à se retrouver dans cette situation juste le jour où il y avait la queue, le jour où il y avait plein de témoins. Une grosse merde comme celles qu’on écrase par mégarde en disant merde. Une merde qui s’aplatit et se disloque sous la chaussure du passant.

La dame avait dit qu’on ne pouvait pas barrer le nom de quelqu’un sur le registre, qu’il fallait que je paie et que je circule parce que les gens derrière attendaient. La merde avait demandé à monter pour… pour quoi ? Qu’est-ce que je voulais voir en montant dans l’auberge ? Je me souviens être montée à l’étage, avoir croisé une jeune allemande que j’avais trouvée sympa quand elle était en famille mais qui m’était apparue assez pleine d’elle-même depuis qu’elle voyageait en solo. Elle m’avait dit « ah salut ça va t’es là super », et moi, pour bien m’affirmer en tant que grosse merde pathétique, je lui avais répondu « euh non, je crois que je ne vais pas rester, c’est trop cher ».
12€…
Ou bien j’avais peut-être payé sous la pression de la dame de l’accueil, puis le regard condescendant de cette fille de 20 ans de moins que moi m’avais soufflée contre le mur de l’escalier dans un grand courant d’air intérieur et j’étais redescendue pour fuir, une bosse dans le cœur à l’arrière du crâne.

Car cette phrase, la mienne, m’avait tellement dégoûtée de moi-même que j’étais redescendue, j’avais demandé à être remboursée, je m’étais fait engueuler et m’étais sentie méprisée (mais c’était peut-être surtout par moi) par la dame qui devait barrer mon nom alors qu’elle n’avait pas le droit, j’avais reprise mes 12€ comme on reprend le caca de son chien que vous tend un voisin outré par vos manières, et j’étais sortie. Complètement mortifiée de la situation dans laquelle je venais de me mettre.

Je m’étais assise sur un banc pour manger des galettes de riz, boire un Yop que j’avais acheté en arrivant dans la ville et réfléchir à mon avenir qui ne portait pas à plus de deux heures en avant ce jour-là.
A côté de moi il y avait des sportifs qui se concentraient pour gagner.

J’ai quitté la ville comme une pestiférée, comme Rémi Sans Famille et ses grosses larmes accrochées à ses joues, en me disant que je n’avais plus qu’à dormir dehors. Après tout, c’était bien mon plan de départ que de dormir régulièrement dans mon hamac… Je n’avais pas imaginé dormir comme une merde dans mon joli hamac jaune, je m’étais plutôt imaginée jouer à l’exaltant Robinson Crusoe…
M’enfin je m’étais acheté un hamac ultra-léger avec le cadeau d’anniversaire de mon père et c’était mon salut.

A la sortie de la ville il y avait une sorte de petite église entourée d’arbres que j’ai étudiés rapidement pour y suspendre ma maison. Mais les arbres étaient trop gros et trop espacés, et puis ce n’était pas assez boisé, ça aurait été comme de dormir sur la place publique.
J’ai décidé d’aller mendier une nuit dans une auberge du village suivant.
En marchant le quart d’heure qui m’en séparait, je ressassais ma merditude et ma minabilité.

A Atapuerca, j’ai demandé à échanger un lit contre un peu de travail. On m’a dit oui sans poser la moindre question. On m’a conduite au dortoir, il n’y avait personne, « prends le lit que tu veux ». Peut-être a-t-il dit autre chose.

J’ai pris le lit que je voulais, et comme il avait déjà disparu j’ai pris ma douche, je me suis massée, et puis j’ai attendu.
J’ai attendu qu’on vienne me chercher, c’est ce que je raconte dans le post de l’autre jour.
J’ai attendu en craignant ce qu’on allait me demander. Je ne voulais tellement pas qu’il me demande de faire du ménage. Je déteste tellement le ménage, je me serais sentie balancée pile poil là où je ne voulais pas être. Je me disais que bravo, j’avais réussi à me placer précisément à l’endroit où je ne voulais pas être. Car qu’est-ce qu’il aurait pu me demander ? Je ne voyais quel « travail » pouvait correspondre à un montant de 5€. Pourquoi d’ailleurs n’ai-je pas simplement payé 5€…? Allez savoir.
Ou alors c’était plus cher.
Ou il sentait pas bon.
Ou bien j’ai oublié.
Enfin c’était au moins pour continuer de consommer ma leçon du jour, faut croire… En tous cas je n’ai pas payé, j’ai échangé.

Un couple de pèlerins était arrivé dans le dortoir et la femme avait mal partout. Je me suis dit que j’aimerais bien mieux masser la dame que faire le ménage.
Mais alors il ne fallait pas demander à échanger une nuit contre un peu de travail, il fallait demander l’autorisation d’installer un stand de massage dans l’auberge.
J’avais demandé à échanger ma nuit contre un peu de travail.

J’ai fini par aller voir le tenancier vers 18h. Il m’a dit qu’il n’y avait plus rien à faire mais que je pouvais rester, ce n’était pas grave.

Je me suis sentie d’une bêtise incommensurable.

Et tout en même temps, face à sa simplicité et l’absence totale de réprobation dans sa voix, je me suis sentie accueillie et bienvenue.
Je n’étais plus tout à fait une merde, j’étais une fille qui traversait son désert et que quelqu’un avait du plaisir à accueillir tout simplement. Comme on laisse un chat dormir sur le mur de son jardin.

Je me souviens que le lendemain matin j’ai voulu récurer toute la salle de bains pour payer mon dû, que j’ai réalisé qu’on ne pouvait pas partir tôt si on devait nettoyer les sanitaires après le départ de tout le monde, et qu’il y avait de grandes chances pour que ce soit renettoyé derrière moi étant donné que j’avais fait ça en secret.

Je me suis dit que décidément, cette histoire d’échanger la nuit contre un peu de travail, ça ne pouvait pas tenir la route, et je suis repartie avec dans la tête mon envie de masser la dame.

Quand je suis arrivée à Burgos le lendemain, après un coup de fil paniquée à ma banque, je suis allée à l’auberge municipale et j’ai demandé la permission de m’installer pour faire des massages. J’ai dessiné un petit panneau pour annoncer l’événement et puis je suis allée prendre ma douche et faire mes ablutions pour me régénérer avant de me mettre au travail.

J’ai eu trois clients, trente euros et un massage des pieds. J’avais gagné deux jours de survivance en deux heures, en me faisant plaisir et en faisant du bien aux gens. C’était mieux que de se sentir comme une merde.

Cette fois-ci, j’étais entrée en massagie.