[Souvenirs de Compostelle]
Après Nacera, il y avait eu un joli miracle et puis une belle catastrophe.
J’avais quitté Nacera un dimanche matin, dans le nuit, une joie éclatante au coeur. Au 14ème km, on tombe sur un petit village en pleine désolation post-subprimes : des lotissements les uns à côté des autres, tous plus immaculés les uns que les autres, parfois même pas terminés, et tous plus vides les uns que les autres. « A vendre » sur tous les murs.

En ce dimanche matin pluvieux, pas un chat. A l’entrée du bled, comme un snack de crêpes bretonnes se trouverait au milieu du néant intersidéral : un golf avec sa cafeteria. « Beurk, un golf », me dis-je avant d’avoir traversé ce désert déprimant. « Je vais plutôt aller prendre mon café dans le petit bar du village près de l’église, môa. » Mais il n’y avait pas de petit bar du village près de l’église. Il n’y avait pas d’église. Il n’y avait pas de bar. Il n’y avait que des lotissements vides avec une aire de jeux pour les enfants. Vide.

J’ai découvert deux ans plus tard en retournant là-bas en voiture qu’en réalité, le bled le vrai était un peu en décalage du chemin, et que cette zone était une pure création de cerveaux d’urbanistes manifestement excités par l’essor du marché des subprimes.

Bref je cherchais le petit bar du coin qui n’existait pas, et en voyant arriver la fin de ce que je croyais être le village (qui porte effectivement un nom distinct du vrai village, mais assez proche en consonances), je me suis dit zut. A défaut de chat, un monsieur passait par là. Je lui ai demandé où je pouvais trouver un bar. Il m’a dit nulle part. Surtout un dimanche. Ah mince on est dimanche ? Ben oui on était dimanche. Je n’avais pas envie de retourner au méchant golf alors je me suis installée dans l’aire de jeux pour les enfants et je me suis mise en condition mentale pour faire ma pause café sans café. J’étais un peu chafouin, comme dirait l’autre.

Par chance, il s’est mis à pleuvoir. Je me suis dit que ah non, déjà une pause café sans café c’était déprimant, surtout que ce village était déprimant, alors une pause café sans café sur une aire de jeux déserte dans un village fantôme, tout ça sous la pluie, ça risquait d’atteindre mon moral joyeux de début de journée.
Je suis retournée sur mes pas, ce que je ne faisais jamais, pour aller prendre mon café au golf du diable.

Il était quasi vide. J’ai pris un café et une pâtisserie industrielle parce que c’est pas cher, et j’ai essayé de capter le wi-fi pour poster ma photo joyeuse du matin heureux dans la nuit.
Quand je me suis tout harnachée pour repartir, j’ai vu, installé à une table derrière moi, le grand gars de la veille avec ses pieds. Il était encore en train de les soigner. Je me suis dit qu’il devait avoir vraiment mal pour les soigner comme ça encore en pleine journée.
J’ai fait comme avec le petit gars d’Orient Extrême, ce coup-là je lui ai parlé. Je lui ai proposé mes huiles magiques. Il m’a dit merci j’ai ce qu’il me faut. J’aurais bien aimé qu’il me dise « oh oui je veux bien », comme ça je me serais désharnachée et je me serais assise à sa table et on aurait papoté. Au lieu de ça, je suis partie parce que j’étais harnachée et je regrettais de partir parce qu’il me plaisait bien ce grand gars qui prenait soin de ses pieds. Étonnamment, il n’y a pas tant de monde que ça sur le chemin qui prenne vraiment soin de ses pieds. Je veux dire, avec autant d’attention. J’aime bien les gens qui prennent soin de leurs pieds comme ça, ça me rappelle moi, et je suis normale, moi : ce qui me ressemble m’attire.
Et puis il était grand, il avait une tête sympa, il avait vaguement mon âge et il était garçon, ça faisait pas mal de sujets de concordance au tableau de chasse des rêves de fille solitaire.

Bon, en fait je ne suis pas partie, je me suis arrêtée pour parler avec des gens que j’avais déjà croisés.
Mais par contre, le gars aux pieds, lui, a fini par partir. Sans moi.
Je l’ai retrouvé au bout du village en train de retirer ses affaires de pluie ou de froid, parce qu’il commençait à faire beau. Et donc chaud un peu aussi. Il m’a attendu et on est repartis ensemble. On a marché jusqu’à Santo Domingo de la Calzada. Ce n’est pas loin. Une heure et demi, deux heures max.

Sur la route, on a parlé de la vie, et moi ma vie tournait beaucoup autour de « Nom d’un pèlerin, comment je vais terminer mon chemin sans argent? ». Lui il n’avait pas de problème d’argent, il venait de signer une rupture conventionnelle, il avait tout le temps devant lui et tout l’argent nécessaire aux menues dépenses d’un pèlerin. Et pas de loyer à payer.
Par contre, il avait de sacrés problèmes de fatigue physique, et il avait, le jour précédent, comme qui dirait un peu abusé de son corps. C’est pour ça qu’il prenait grand soin de ses pieds qui menaçaient de déclarer une grève officielle. Il avait donc visé une étape pas trop longue : 21km de Nacera à Santo Domingo. Surtout qu’il voulait dormir dans une auberge culte de cette petite ville.

Moi mon enjeu c’était le pognon, alors j’avais visé un peu plus loin, 28km jusqu’à l’alberge donativo de Grañon. Luca, c’était le nom du gars, en avait entendu parler comme d’une oasis du chemin, un lieu de bénédiction. Ca tombait bien.
J’avais raconté à Luca les stratégies que je m’efforçais d’élaborer pour résoudre mon problème de financement d’un mois encore de chemin. Un mois ce n’est pas rien. Un mois à marcher sans argent, c’est véritablement un problème à résoudre.
A cette étape du chemin, je n’étais pas encore officiellement en banqueroute, j’avais encore accès à mon compte bancaire qui s’enfonçait néanmoins dangereusement dans mon découvert maximum autorisé. Je venais de toucher ma paie et j’étais déjà presque à -800. Ça n’allait pas le faire.

Ça ne l’a pas fait. Deux jours après, à l’approche de Burgos, ma carte bleue a été déclarée officiellement ineffective. Compte bloqué.

Mais donc là, encore dans l’innocence de la magie des distributeurs automatiques, je racontais à Luca que j’avais néanmoins pris une décision : il fallait que je ne dorme que dans les donativos, pour pouvoir ne rien payer. Et il fallait que je trouve un moyen de donner autre chose au monde, entre le lever et le coucher du soleil, pour justifier à ma conscience le fait de ne pas participer aux frais des auberges qui m’accueilleraient.
J’étais assez fière de ma construction mentale, je me sentais un peu au-dessus de la masse. Genre la fille qui est tellement extra-ordinaire que tout le monde trouve ça normal qu’on l’invite gratos partout. Qu’on lui offre le dîner, le petit déj, la douche, le ménage et la toiture. Gratos. Pendant un mois. Tranquille. Un peu comme Jésus, quoi. La star del Camino de Santiago.

Narcissiquement parlant, c’était effectivement une idée de génie. Et ma pauvre image de gueuse incapable de gagner sa croûte avait soif de ça. Alors j’ai bu à ma propre coupe sans trop prendre le temps de trinquer.

Mais Luca aurait bien trinqué, lui. Histoire de me regarder dans le fond des yeux pour m’interroger sur la vérité du potentiel génial de mon idée. Et j’avais senti que mon auto-satisfaction atterrissait dans une zone de son cerveau pas complètement en phase avec le mien. Ca m’avait un peu gratté aux étiquettes mais j’avais tenu mon cap.

A Santo Domingo, je l’avais laissé à son auberge, je ne lui avais pas dit que j’allais manger mes flocons d’avoine à l’eau froide sur la place du village parce que j’avais peur qu’il le prenne comme une obligation à me payer un resto.
Et puis je m’étais perdue dans les collines parce que mon esprit était resté à Santo Domingo, je m’étais pris un orage sur le sommet des collines que j’avais descendues en courant, dans la bouillasse avec mon sac bringuebalant sur le dos, parce que j’avais la trouille de mes souvenirs de l’Aubrac. Et puis j’étais arrivée au havre de bonheur de Grañon, trempée et heureuse de l’énergie de l’orage qui m’avait électrifié tous les organes.

Pendant que j’attendais à la douche, il y avait un gars qui avait pris la guitare de l’auberge. Quand ils se sont mis à chanter Hallelujah de Leonard Cohen, je suis allée chanter avec eux. On a fait un tabac.
Si bien qu’après le dîner, pour le rituel du temps de partage dans les hauteurs de l’église, l’hôte du lieu (un curé, ai-je appris l’année suivante quand j’y suis retournée, mais il était alors décédé) m’a demandé de chanter « la chanson d’Allelujah ». Ca m’a surprise et j’ai dit oui bien sûr, également surprise de la confiance avec laquelle je répondais. Il ne parlait pas anglais et je ne lui ai pas dit le sens des paroles. Je me suis dit que la maison de Dieu doit accueillir tous les Hallelujah du monde, quoi qu’ils racontent. Sinon ce n’est pas la maison de Dieu.

J’ai chanté.

Avec le guitariste, et puis aussi les gens qui reprenaient le refrain avec nous.
J’ai chanté toute seule, pour plein de gens et pour un vieux monsieur qui tenait une auberge du bon dieu, j’ai chanté toute seule dans une église vide et ma voix résonnait comme pas possible. Moi j’étais dans une état second et je crois que les gens un peu aussi.

J’ai chanté comme un cadeau, et c’était un cadeau que me faisait ce vieux monsieur en me permettant de vivre ça.
C’était du jamais vu.
C’était un miracle.

Pour les (à la vérité, je devrais probablement écrire « pour certains », mais pour la profondeur du conte, nous appellerons ces quelques-uns « tous ») pèlerins qui étaient là ce soir-là, je suis devenue la star du chemin.
C’était vrai, c’était comme dans mon rêve narcissique raconté à Luca.
J’en ai recroisé quelques-uns les jours qui ont suivi, qui me parlaient de ma voix, dont une qui me disait faire mon éloge auprès de tous les pèlerins qu’elle croisait. Pourquoi ?
Mystère.
Miracle.

A partir de ce jour-là, je me suis mise à chanter sur le chemin. Je chantais souvent Feeling Good au petit matin, parce que je feelais carrément good, so good.
Parce que c’était a new dawn, a new day, a new life tous les jours.
Je feelais la vie en moi.
Je feelais la liberté dans ma gorge.
Un verrou avait sauté.
Un miracle, je vous dis.

La catastrophe qui a eu lieu deux jours après, juste avant le souvenir ci-dessous, le moment de gloire que j’ai annoncé en début de post avec une auto-dérision nécessaire pour ne pas crever d’ignominie, je n’ai plus envie de la raconter.
D’abord parce que ce post est déjà très long, mais peut-être surtout parce qu’il est devenu le post du miracle.
On ne met pas une catastrophe juste derrière un miracle, ce serait appeler la damnation sur soi.

Tant pis ! Que l’auto-dérision se transforme en cet instant chkling! en premier degré ! Et que de l’ignominie renaisse le dragon de la transformation, celui qui, de son souffle de feu, jadis apportait la lumière au monde (à voir dans un prochain chapitre) !
*

A Grañon un verrou a sauté dans la résonance de l’église pleine de nuit et pleine d’oreilles et pleine de pierres et pleine d’accueil.
Après, il y eut de grands malheurs et de grands espoirs. Des moments de constats hallucinés.
Et puis à Lousada, trois semaines plus tard, je serai sous l’arche du Grand Portail à sceller ma main entre celle de l’alchimiste et le cristal de vie. Faut pas avoir peur sur le Camino de Santiago.

Et faut pas me demander ce que signifie tout ça.
Bienvenue en ésotérisme.

Mis à jour : 30 août 2020 à 02:00