Elle rentra dans l’auberge où elle avait réservé un lit sur les conseils de préparetonpéleriage.com. Le monsieur qui l’accueillit la scotcha direct : on aurait dit qu’il recevait sa bonne petite nièce qu’il n’aurait pas vue depuis 5 ans, il avait l’air véritablement content de la voir et l’accueillit comme si elle était chez elle.
Sur le chemin de Compostelle, surtout sur ce tronçon qu’elle qualifierait plus tard de bisounours, ce n’est pas si rare. Mais pour elle, c’était tout nouveau. Elle ne connaissait que deux personnes qui fussent capables de l’accueillir comme ça, les bras aussi ouverts que le sourire, le pétillant dans les yeux, l’exclamation réellement enchantée du “ah te voilà!” : sa tante et sa grand-mère.
Et elle avait beau le scruter, ce monsieur n’était décidément ni l’une ni l’autre.
Il lui indiqua l’étagère à chaussures, la cuisine et la boîte du donativo où elle laisserait sa participation financière en partant le lendemain matin, si elle le souhaitait, puis la conduisit à son lit. Elle fit connaissance avec les dortoirs du Chemin, leurs lits superposés en ferraille, leurs sanitaires de pension d’après-guerre et leurs fenêtres de vieux bâtiments de vieille ville. Ils ne sont bien sûr pas tous comme ça, ne serait-ce que parce qu’ils ne sont pas tous dans de vieilles villes qui ont de vieux bâtiments aménagés après-guerre, mais c’est là qu’elle pénétra un monde qui allait être le sien pendant quinze jours cet été-là, et bien plus par la suite.
Elle descendit à la cuisine, qui était aussi la salle à manger, comme à la maison. Elle n’était pas trop sûre de ce qu’elle avait le droit d’utiliser, les placards étaient pleins comme chez son tonton mais ça ne se faisait pas de fouiller et de se servir chez les gens…
Avoir le droit de faire quelque chose, c’était l’une des thématiques majeures de sa vie. C’était probablement l’une des choses qui la fatiguaient le plus, cette question incessante qui avait pris racine dans sa tête : “On a le droit ? Je peux faire ça ? Ça se fait?”.
Elle apprendrait rapidement que, dans ces lieux, tout était fait pour elle, tout était à son intention. Elle n’en avait pas l’habitude et en ce premier soir, elle se sentait un peu gênée aux entournures.
Elle se prépara le ptikékchoz qu’elle était ressortie acheter dans une supérette et s’attabla à côté d’autres pèlerins : une jeune Suisse allemande dans la vingtaine et trois cinquantenaires qui n’en étaient pas pas à leur première rando. Ils en étaient néanmoins à leur premier chemin et ils avaient tellement étudié la bête qu’ils donnaient l’impression de l’avoir déjà pratiquée. Il y avait donc plus flippé que Miette et ça la rassura tout en l’angoissant.
On parla préparatifs et équipement, et d’un coup, Jean-Paul lui demanda si elle avait bien emporté des doubles-chaussettes.
Elle n’avait jamais entendu parler de doubles-chaussettes. Les chaussettes étaient précisément le truc qu’elle avait acheté pas cher dans le magasin meurtrier d’enfants. Ses yeux avaient juste cherché le prix le plus bas, elle ne s’était pas du tout intéressée aux choix qui s’offraient à elle.
“Ohlalaaaa… t’as pas de doubles-chaussettes ? Tu vas morfler ma pauvre… Les doubles-chaussettes c’est indispensable contre les ampoules!”
Merdalor… Elle qui croyait s’être bien préparée… Qu’est-ce qu’elle allait devenir avec des ampoules qui empêchent de marcher dès le premier jour ?
Bienvenue dans l’un des traits de caractère les plus handicapants de Miette : sa capacité à se laisser facilement impressionner par autrui. Elle laissait même assez souvent cet autre huy détruire son univers personnel par le revers d’une petite réflexion qui, pourtant, appartenait pleinement au dit huy, mais qu’elle prenait comme une vérité absolue, laquelle venait parfois anéantir la jolie maison qu’elle venait parfois de construire avec son jardin fleuri et son hérisson près de la porte.
Pourtant, le monde de l’autre est parfois très très très, très très, très très très très très éloigné du vôtre, n’est-ce pas. Mais elle était tout à fait ignorante de cette donnée phare.
Heureusement la Suisse, dans son rôle neutre de grand régulateur, vint la rassurer : non non ce n’était pas indispensable, Denise marchait depuis Zurich pour atteindre Compostelle avec des monochaussettes et elle allait très bien. Elle paraissait heureuse de son chemin, était très souriante, paisible comme une Suisse, c’était rassurant.
Elle la recroiserait plusieurs fois sur le chemin, toujours avec beaucoup de plaisir. Denise ne marchait jamais vite. Elle disait tranquillement : « J’ai de la route, je dois m’économiser ». C’était très rassurant et ça impliquait une grande sagesse : celle de suivre son rythme, quoi qu’il arrive.
Permettez-moi un petit saut dans le temps pour vous raconter le jour où elle la retrouva à midi en train de pique-niquer et se réjouit de pouvoir déjeuner avec elle. Miette n’avait pas encore faim mais elle avait très envie de partager ce moment avec Denise. Le temps qu’elle s’installe, la jeune Suisse était prête à repartir. Elle fut d’abord blessée et déçue, puis se dit que l’autre avait bien raison et qu’elle, à sa place, se serait sentie obligée de rester un peu, par politesse, même si elle avait envie de reprendre la route. Ce fut l’une de ses premières leçons du Chemin, mais n’anticipons pas davantage.
En attendant, ce soir-là au Puy-en-Velay, Miette se dit qu’elle n’aimerait pas être Jean-Paul et que son périple allait être super.
Ils allèrent tous se coucher tôt comme des pèlerins. Le lendemain il y avait la messe d’envoi des pèlerins à 8h (ohlala c’était tard, randonnerlété.com conseillait de partir avant 7h, mais) elle irait, c’était sympa de commencer par un acte symbolique et une bénédiction. La basilique était de l’autre côté de la rue, ça n’allait pas rallonger beaucoup la route.
Cette nuit-là, elle découvrit les ronflements, le bruit des sacs plastique qui réveillent à 5h du matin et la jouissance d’avoir devant soi, en ouvrant les yeux, une journée de marche où on ne rentrerait pas à la voiture en fin de parcours.
Rapidement, le sac fut prêt, on était dimanche, il était 7h du matin et elle se faisait son premier porridge au lait de riz.
Elle avait réussi, elle était sur le Chemin de Compostelle.