[SOUVENIRS DE COMPOSTELLE]

A Najera j’avais regardé les gens de loin toute la soirée. J’avais remarqué deux d’entre eux : un grand gars avec une tête sympa, pas trop plus jeune que moi, et un asiatique gars plus petit, pas trop plus vieux que moi. Le grand gars prenait soin de ses pieds avec une attention que je ne connaissais que chez moi-même et le asiatique gars était sur son ordinateur portable.

Je n’avais parlé ni à l’un ni à l’autre.
J’avais hésité pour le gars aux pieds, et je n’avais pas eu envie pour le gars à l’ordi.

Je me souviens très bien de mon premier élan intérieur en voyant le monsieur sortir son ordi, un élan teinté de mépris et de racisme, qui considérait cet homme venu des nations à la pointe de l’électronique comme un drogué de son PC. Avec cette petite phrase que je n’avais quand-même pas eu la nullité de former dans ma tête mais qui était toute prête à faire son entrée en front de scène si je l’avais appelée : « pfff, c’est pas ça, le Chemin ». Avec une majuscule au Chemin s’il vous plaît, pour bien montrer qu’on est conscient de la puissance de l’expérience qu’on est en train de vivre.

Mais la phrase n’était pas sortie car elle ne collait pas avec ce que j’avais vu de ce monsieur pendant la ou les journées précédentes. Il marchait très très lentement, apparemment paisiblement, avec une sorte de volonté profonde. Les premières fois, je ne pensais pas le revoir car je le doublais franchement, mais régulièrement je le revoyais, il faisait le même nombre de km que moi chaque jour.

Peut-être que je raconte tout à l’envers. Ce n’est pas grave.

Peut-être donc que c’est simplement le Chemin qui avait déjà bien travaillé sur moi. Peut-être que j’avais déjà un peu perdu le contact avec le jugement et renforcé mes liens avec l’ouverture. Un peu.
Après tout, c’était le moment où je devenais complètement fauchée et où je commençais à envisager la nécessité de ne dormir que dans les donativos et de ne rien donner ‘parce que j’aurais donné différemment ». Ha ha, sacré programme. Enfin bref, je commençais à tenter une extension de moi-même vers d’autres valeurs. Par exemple le non-jugement. Enfin un peu.

Suffisamment, en tous cas, pour que l’élan intérieur ne se concrétise pas en point de vue. Et je me suis mise à imaginer que ce qu’il faisait sur cet ordinateur, c’était travailler ; je me suis dit que peut-être ce monsieur était à la tête d’une petite entreprise familiale qui allait mal, et qu’il s’octroyait un temps sur le Chemin de Compostelle pour faire de bons choix. Que, bien qu’ayant délégué son travail opérationnel à son adjoint, il tenait à suivre les affaires quotidiennement pour honorer son rôle de leader et garder le lien avec ses collaborateurs. Pour ne pas les abandonner.

Je me suis dit que peut-être cet ordinateur était la baguette magique qui avait permis à ce monsieur de venir jusqu’en Europe prendre le temps de se recentrer sans risquer de tomber dans un gouffre.

Peut-être aussi était-il indépendant et ne pouvait-il pas se permettre de lâcher ses clients pendant plusieurs semaines, alors il avait fait le choix de partir avec son travail, car ce qui était important pour lui, c’était de partir faire Son Chemin. Pas de s’échapper du monde. Construire Son Chemin, Dans le monde.

Chacun Son Chemin, c’est la leçon du jour.

Elle a été consommée quelque semaines plus tard, quand j’ai croisé un autre grand gars des pays baltes après Compostelle. Lui revenait de l’océan, moi j’y allais. Il m’a dit quelque chose du style « Mais non, prends le temps ! C’est bien pour ça qu’on vient tous ici : se déconnecter du monde! ». Il avait lancé ça comme une leçon à méditer avant de repartir vers Santiago. C’était tombé sur moi comme une porte qu’on vous ferme sur le nez.

Moi je n’étais pas du tout venue sur le Chemin pour me déconnecter du monde. Au contraire. J’étais venue sur le Chemin pour comprendre quelle était ma place dans le monde.

Cette porte vocale sur mon nez a été la signature du recteur en bas de mon diplôme d’Accord Toltèque n°3. Leçon acquise.

Ne fais aucune supposition.

 

Et je vous livre direct le bonus que j’ai récupéré un peu plus tard je ne sais plus à quelle occasion : Quand on n’a pas les informations (et si ça ne risque pas de nous porter préjudice), pourquoi ne pas imaginer les histoires qui nous mettent en joie plutôt que celles qui nous ternissent l’horizon ?

POST D’ORIGINE (2017)

* * * *
Ce monsieur de l’Orient Extrême marchait très lentement à cause de grosses ampoules qui le faisaient souffrir, je l’ai su le lendemain quand je l’ai dépassé, quelques secondes après avoir pris cette photo. Nous avons échangé quelques mots. Pas plus.
Et puis il a disparu dans les souvenirs de mon téléphone photo.